Henning Strøm
Résumé : Le mouvement est étudié selon la métaphysique taoïste qui décrit quatre stades ou aspects de l’univers : taiyi, taichu, taishi et taisu, correspondant à l’esprit shen du Dao, au souffle indifférencié chongqi ou deqi, aux souffles différenciés qi et à la matière. D’après Daodejing l’homme doit dans son mouvement et son action imiter le Dao, pratiquer le wuwei, pour suivre sa nature profonde et collaborer avec le macrocosme. Mots-clés : mouvement, métaphysique taoïste, taiyi, taichu, taishi, taisu, Daodejing, Dao, shen, ling, hun, po, tourbillon yuan, chongqi, deqi.
Summary : The movement is studied according to the
metaphysics of Taoism which describes four phases or aspects of the universe : taiyi, taichu, taishi and taisu, corresponding to the spirit shen of the Dao, the undifferenciated breath chongqi or deqi, the differentiated qi
and the matter. According to the Daodejing
, the man should imitate the Dao in
his way of moving and acting, practizise the wuwei, to follow his profound nature and to collaborate with the
macrocosm. Keywords : movement,
metaphysics of Taoism, taiyi, taichu, taishi, taisu, Daodejing, Dao, shen, ling, hun, po, vortex yuan, chongqi, deqi.
La métaphysique taoïste décrit quatre stades, phases ou aspects de l’univers [1,2,3] :
Taiyi 太乙 ou Taiyi 太一 le souffle encore non-manifesté
Taichu 太初 le début de l’apparition du souffle
Taishi 太勢 le début des apparences
Taisu 太素 le début de la matière
Stade A. Le Dao avant la Création (l’esprit du Dao) est mouvement
Tayi 太乙 signifie Germination Suprême, selon Wieger 9 A [4] yi 乙 figure le germe qui fait effort pour sortir, c’est le potentiel de réalisation de tout.
Taiyi
太一 signifie
l’Unité Suprême, hologramme suprême, solidarité universelle, compassion, amour.
Le Dao est esprit ou conscience shen 神 (Daodejing strophe 6) [5]. L’étymologie de shen 神 est selon Wieger 3D et 50C expansion alternante des
forces naturelles申
qui instruisent des choses transcendantes礻 示. Shen n’a aucune densité (le
vide, la vacuité) et est en dehors du temps et de l’espace (éternel, partout)
(verset 4). Une expansion alternante est bien un mouvement au niveau de
l’esprit. Le Dao circule partout sans
se fatiguer, il peut aller à gauche comme à droite (strophes 25, 34). L’homme
qui est doté de l’esprit du Dao (au
moins d’un fragment) peut observer dans sa propre activité mentale comment il
peut tantôt se concentrer sur un objet minuscule, tantôt englober de grands
espaces par ses pensées. Il peut aussi observer le mouvement incessant d’allée
et venue de ses pensées. Cependant l’esprit du Dao est aussi décrit comme étant profondément au repos, indépendant
et inchangeant (strophe 25).
1.
La
nature de l’esprit du Dao peut aussi
être décrite comme étant en analogie avec les cinq éléments [6,7] :
2.
Terre :
L’esprit embrasse tout sans limite avec compassion.
3.
Eau :
Il réfléchit comme un miroir tout ce qui se présente à lui, lui-même inclus
(conscience de soi).
4.
Métal :
Il est égal et sans parti pris vis-à-vis de toutes les impressions.
5.
Feu :
Il est capable de discerner, de distinguer et de percevoir avec clarté.
6.
Bois :
Il est en mouvement perpétuel et capable de réaliser tout potentiel jusqu’à la
perfection et l’accomplissement.
Cette dernière
capacité de l’esprit en analogie avec l’élément Bois est symbolisée par les
caractères Tayi 太乙
où le germe 乙 qui fait effort pour sortir par le mouvement est en train
de réaliser son potentiel (comme nous l’avons déjà vu). L’esprit du Dao va ainsi créer les stades suivants
B, C et D (par fragmentation,
différenciation, densification) et conduire toute chose à la perfection et à
l’accomplissement.
Stade
B. Le Dao émet le souffle chongqi et produit le Tourbillon Profond Yuan
Avant la Création
au stade A il y a le vide, la vacuité, car l’esprit du Dao omniprésent n’a aucune densité, c’est pourquoi shen (comme le vide) est globalement en
analogie avec l’élément Feu dont la chaleur remplit tout espace. L’esprit shen qui remplit le vide émet au stade B
un rayonnement intrinsèque, le chongqi
沖氣 (strophes 4, 42) [8].
Ce terme signifie le souffle du vide, mais également le souffle pressant, un courant violent. D’une certaine densité
et en mouvement il remplit une partie du vide, et est globalement en analogie
avec l’élément Bois ou l’air. C’est alors le début de la manifestation créée
sous double influence de l’élément Bois, car nous avons déjà vu que le chongqi est en analogie avec cet élément
(capacité de mouvement continuel et d’accomplissement de tout potentiel).
Le chongqi est aussi appelé deqi 德氣, le souffle de la Vertu, car c’est le
rayonnement du Dao qui exprime ses
capacités et vertus et qui fait naître et vivre les dix mille êtres et prend
soin d’eux. Le deqi ou le chongqi est un souffle indifférencié à
l’origine du stade C où il se différencie en souffle yin-yang, tout en assurant l’équilibre entre yin et yang (strophe 42).
Le chongqi produit le Tourbillon Profond Yuan 淵 qui est partout et éternel comme un
cyclone, un mouvement rotatoire (le Bois courbe) autour d’un axe ou d’un centre
vide et calme, il est l’ancêtre du Ciel, de la Terre et des dix mille êtres. Ce
Tourbillon façonne le Ciel, la Terre et les êtres en brisant leurs pointes, en
dissolvant leurs nœuds, en accordant leurs lumières, en réunissant leurs
poussières (strophe 4). Ce sont le vide et le calme (wu) dans l’œil du cyclone qui créent et dirigent le mouvement plus
dense en périphérie (you) (strophes
11, 40) [9].
Mais le Dao ne crée pas les êtres comme un
Créateur crée son œuvre, il les aide seulement et met à leur disposition ce
qu’il leur faut pour pouvoir librement naître et vivre (strophes 2, 34,
51). Chaque être est à l’origine un
fragment de l’esprit du Dao qui
désire s’individualiser pour explorer le monde [3,7]. Le Dao met donc à sa disposition un micro-tourbillon qui fonctionne
comme une âme ling 靈 protectrice et isolante.
Le mouvement dans
le Tourbillon Yuan a pour fonction de
façonner les êtres et de les faire vivre, mais également il stabilise et
pérennise le centre ou l’axe (comme dans un gyroscope) où siège l’esprit shen à l’origine du Tourbillon. Le Feu
(l’esprit, le centre) met en mouvement l’Air (le Bois), et l’Air (le Bois)
nourrit le Feu (l’esprit, le centre). Le mouvement rotatoire du Ciel pérennise
le siège de l’esprit shen du Ciel
dans l’axe céleste. De même chez l’homme un mouvement rotatoire du souffle
entretient et stabilise son axe central vertical chongmai 衝脈où réside le fragment de l’esprit du Dao
[7,8].
Le shen entouré du chongqi continue le processus de densification mais aussi de
différenciation. Le chongqi, souffle
un et indifférencié devient souffle yin-yang.
Les vibrations des différents qi
ralentissent pour produire le bas-monde, la Création du Ciel postérieur, mais
il s’agit d’un univers énergétique, de formes, d’apparences, de mouvements mais
pas encore de matière solide. C’est le monde en devenir modelé par le shen, encore jeune et flexible, dominé
par les changements, les mutations et les mouvements merveilleusement décrit
par le Yijing [10]. Le stade
énergétique de l’univers est globalement en analogie avec l’élément Eau ou la
mer. C’est comme si le souffle chongqi
produisait des micro-tourbillons sur la mer sous forme de courants ou de
vagues ; c’est le vent (le Bois) qui met en mouvement l’Eau, mais c’est
aussi l’Eau (la mer) qui nourrit le Bois (le vent), autrement dit le mouvement
de l’univers énergétique fortifie le chongqi.
Comme entre l’esprit et le chongqi
dans les stades A et B, il y a des relations mutuelles fortifiantes entre les
stades B et C.
Les énergies
multiples, désignées comme des apparences, des formes, des mouvements se
cristallisent en matières solides. Ce stade correspond globalement à l’élément
Métal et à la terre ferme et solide. Le Métal nourrit l’Eau, la matière
fortifie alors l’univers énergétique, qu’elle protège aussi comme une cuirasse.
Cependant le Métal détruit le Bois et inhibe donc le mouvement, c’est pourquoi
le monde matériel devient plus stable et caractérisé par l’inertie, la
lourdeur, l’automatisme, la sclérose. Les êtres ayant développé un corps
physique doivent inventer des mécanismes spécialisés pour pouvoir se mouvoir.
Chez l’homme le
stade A de l’univers correspond à son esprit immortel shen, à son moi profond, à sa conscience, tous issus de l’esprit du
Dao. L’esprit ne peut être enfermé,
c’est pourquoi l’hexagramme qui le décrit est composé du trigramme Li (le Feu, ce qui s’attache) en
bas ou à l’intérieur et du même trigramme Li en haut ou à l’extérieur, ce
qui donne l’hexagramme 30 Li le Feu, ce qui s’attache [10].
L’esprit du Dao et le moi profond de
l’homme ont la capacité de s’attacher comme le Feu s’attache au Bois pour
brûler. N’est-ce pas l’amour qui s’attache et qui chauffe ? C’est cela qui
explique pourquoi l’esprit shen crée
les autres stades, pourquoi le shen
de l’homme se détache d’abord du Dao
(comme le jeune homme qui quitte la maison familiale pour chercher sa fiancée),
puis qui revient au Dao à la mort
(strophes 50, 16) [7,11]. C’est donc l’amour qui crée le mouvement pour pouvoir
aller vers le bien aimé.
Le stade B
correspond à l’âme supérieure immortelle ling
(hun), au corps astral, à la vie
animale. L’esprit, le Feu (trigramme Li ) est au centre et le chongqi, le souffle, le vent (trigramme Sun
) est à la périphérie, ce qui
donne l’hexagramme 37 Jiaren la famille, le clan. A ce stade
appartenant au Ciel antérieur il est encore évident pour tous les êtres qu’ils
appartiennent à la même famille.
Le stade C
correspond à l’âme inférieure mortelle ling
(po), au corps éthérique ou énergétique,
à la vie végétale. Le chongqi, le
vent (trigramme Sun > ) est au centre et l’eau
(trigramme Kan ) est en périphérie, hexagramme
48 Jing le puits. Le monde multiple
énergétique du Ciel postérieur est nourri par le même puits du Ciel antérieur
(le Tourbillon profond Yuan).
Le stade D
correspond au corps physique mortel, au règne minéral. Le corps éthérique,
l’eau (trigramme Kan ) est à l’intérieur et la
matière, le solide, le résistant (trigramme Gen ) est à l’extérieur, hexagramme 4
Meng
folie juvénile ou jeunesse sans expérience n’écoutant pas les leçons.
Pendant toute sa vie incarnée dans la matière (le Ciel postérieur) l’homme a du
mal à suivre son Dao car il se laisse
aveugler et dévier par les tentations et les exigences de la matière
[8,9,11].
L’homme
conditionné par le Ciel et la Terre
Quand le Ciel et la
Terre sont apparus le chongqi s’est
préalablement différencié en souffle yang
et souffle yin. L’homme et les dix
mille êtres profitent de l’interpénétration entre ces souffles où le Ciel
(trigramme Qian ) se positionne au-dessous de la
Terre (trigramme Kun ). Cela donne l’hexagramme 11 Tai
la paix, la prospérité (comparer
avec Jiao Tai Dian 交泰殿 la Salle de la puissante Fertilité dans le
palais impérial de Pékin [7]). Les influences du Ciel et de la Terre se
rencontrent, les dix Troncs célestes qui montent de la Terre rencontrent les
douze Branches terrestres qui descendent du Ciel, si bien que tous les êtres
s’épanouissent et prospèrent. L’hexagramme est rattaché au premier mois
(février-mars) au cours duquel les puissances de la nature préparent le nouveau
printemps.
Daodejing décrit l’intervalle (le vide)
entre le Ciel et la Terre comme un soufflet de forge qui est tantôt au repos,
tantôt en mouvement, mais le souffle ne fléchit jamais (strophe 5). Les dix
mille êtres profitent de vivre dans cet intervalle, siège du chongqi indifférencié (venant du vide)
qui tourbillonne et harmonise le yin
et le yang. Ce chongqi dirige les rythmes respiratoires et circulatoires dans la
poitrine qui est l’intervalle entre le Ciel et la Terre (le haut et le bas) de
l’homme. Et il se manifeste dans un autre intervalle, celui entre l’expiration
et l’inspiration (un intervalle fait le lien aussi bien dans le temps que dans
l’espace). Le chongqi dans
l’intervalle entre le Ciel et la Terre est notre source inépuisable comme un
puits (comparer avec l’hexagramme) qui nourrit la vie, la fertilité, le
mouvement. Cependant les premiers hommes zhenren
(les hommes véritables célestes) décrits dans le premier chapitre de Suwen n’avaient pas ce besoin vital de
se trouver dans cet intervalle, ils étaient même capables de diriger le Ciel et
la Terre et de tenir le yin-yang, car
ils étaient vraiment convaincus d’appartenir au clan du Dao [11].
Le
mouvement selon Daodejing
Laozi reconnaît que le Dao est en
mouvement, même si au fond il est indépendant et inchangeant. « Il circule partout sans se fatiguer. Il est
nommé Celui qui fait le retour » (strophe 25). « Le grand Dao inonde tout, il peut aller à gauche comme à
droite » (strophe 34).
« Le retour est le mouvement du
Dao » (strophe 40). « Le
Dao qui s’avance semble reculer »
(strophe 41).
Cependant concernant
l’homme, Laozi fait l’éloge du calme,
du repos par rapport à l’action et au mouvement. « On sort dans la vie et on entre dans la mort. Dès que l’homme naît, le
mouvement l’entraîne vers la terre de la mort. Quelle est la raison ?
C’est parce que dans sa vie il vit intensément » (strophe 50). « A la mort chacun retourne à sa racine.
Retourner à la racine veut dire trouver le calme, être au repos »
(strophe 16). « Si on sait s’arrêter
et rester en repos, on est capable d’éviter la fatigue et le danger »
(strophe 32). « Celui qui sait
s’arrêter évite la fatigue. Il peut subsister longtemps » (strophe
44). « Les êtres qui utilisent la
force vieillissent » (strophe 30). « Le calme triomphe de l’agitation. Le calme et le paisible sont les
normes du monde » (strophe 45). « Le calme est le maître de l’agitation. L’homme supérieur reste calme et
détaché. Par l’agitation on perd son trône » (strophe 26). Laozi reste au repos sans exprimer aucun
signe pour contempler et vénérer le Dao,
alors que l’homme ordinaire, exalté de joie au printemps, monte sur une tour
élevée (strophe 20). Il n’a pas besoin de se déplacer pour connaître le monde,
plus il s’éloigne, moins il connaît (strophe 47).
Laozi fait quand même l’éloge de l’action et du mouvement du shengren qui excelle à secourir et à
sauver les hommes et les êtres (strophe 27), et il se prend lui-même pour un
père qui enseigne (strophe 42). Pour se déplacer parmi les hommes il se met en
mouvement selon le moment opportun (strophe 8). Par certaines techniques de mouvements
prolongés il est capable d’améliorer sa vitalité (strophe 15).
Le mouvement et
l’action sont selon le Daodejing
considérés comme profitables s’ils contribuent à l’harmonie dans le monde,
s’ils épousent la nature et la Voie. C’est cela le wuwei. De cette sorte shengren
stimule le mouvement de l’univers comme il est lui-même stimulé dans son
mouvement par l’univers. Il entretien le Tourbillon Profond comme il est
lui-même maintenu en vie par lui. Selon Laozi
il est très facile de pratiquer le Dao
et le wuwei, car en réalité c’est
suivre sa nature profonde. Mais peu d’hommes dans le monde y parviennent.
Seuls, l’association avec le Dao et
la Vertu, et l’amour du peuple, font que l’on peut réussir les affaires,
accomplir l’œuvre, se mettre en mouvement selon le moment opportun. Pour nous
aider à prendre cette Voie les anciens shengren
ont légué à la postérité le merveilleux Yijing.
Dr Henning Strøm
104 boulevard de la Plage, 33120 Arcachon
' 05 56 83 67 82 6 05 56 54 93 65
* hen.strom@orange.fr
Références :
1.
Despeux
C. Histoire de la médecine chinoise. Encyclopédie des médecines naturelles.
Acupuncture et Médecine traditionnelle chinoise. Paris : Editions
techniques; 1989.
2.
Strom
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Nîmes; 2008.
3.
Strom
H. Métaphysique taoïste. Acupuncture & Moxibustion à paraître.
4.
Wieger
L. Caractères chinois. Taichung, Taiwan: Kuangchi Press; 1978.
5.
Livre
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H. Paris: You Feng; 2004.
6.
Sogyal
Rinpoché. Le livre tibétain de la vie et de la mort. Paris: Editions de la
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10. Yi King version Wilhelm R. trad. Perrot E.
Paris: Librairie de Médicis; 1973.
11. Strom H. L’histoire de l’homme et de
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